giovedì 16 gennaio 2014

                                                          9 gennaio
                                                       
                                                          Libération



CHRONIQUE
«Nous sommes tous le déchet partiel ou total de quelqu’un.» Cette phrase est en épigraphe deCorps à l’écart, le premier roman traduit en français d’Elisabetta Bucciarelli. Cette Italienne a publié depuis 2005 plusieurs romans noirs, a écrit pour le théâtre, le cinéma et la télévision et vit à Milan où elle donne des cours d’écriture, dit l’éditeur qui, pas plus que Wikipédia, ne précise son âge, lequel ne doit pas être très avancé si on en juge par les séduisantes photos qu’on trouve sur Internet. Le roman est divisé en 90 courts chapitres qui se déroulent autour d’une décharge où vivent les personnages, à l’exception de ceux dont le lieu de l’action est une clinique de chirurgie esthétique où on ne se débarrasse pas comme il faudrait des déchets humains, la fille du chirurgien étant par ailleurs amie d’un habitant de la décharge.
La première phrase de Corps à l’écart est : «Tu aurais pu jouer de la harpe avec ses côtes à fleur de peau.» Elle ne concerne pas un homme mais un chien. «Tu le vois chien, mais tu le sens homme. Pas tant dans l’apparence que dans ses prédispositions. Cette façon qu’il a de chercher sans arrêt. Seul et silencieux.» Mais une race d’homme bien particulière, pas triomphante. «La faim est encore là. Ça n’a servi à rien, ce bout de repas arraché à la terre, à ce tas indistinct, pas même à remplir un peu ce ventre besace, ni à réveiller son odorat. Son instinct lui ordonne de chercher encore de la nourriture. Pas d’aller se mettre à l’abri ni de trouver un partenaire sexuel.» Une dureté accompagne tout le roman, autant dans ce qui est raconté que dans la façon de l’écrire. Le lien d’un habitant de la décharge avec une fille : «De temps en temps, elle lui donnait des coups sur la tête et dans le dos, mais il la laissait faire : un semblant de considération, même un peu brutale, lui semblait toujours préférable à l’indifférence la plus totale.» Quand on vit dans une décharge, qu’on est en train de virer déchet soi-même, le raffinement n’est pas la priorité.
Corps à l’écart est deux choses à la fois. Le roman commence comme une chronique des habitants de la décharge, la façon dont ils font leur trou dans cette montagne de déchets, comment l’un y installe sa «maison», un autre sa «tanière», un troisième son «refuge». Il y a des garçons et des hommes faits, un Turc qui appelle à la prière du haut de sa «ziggourat»d’ordures et un Zimbabwéen qui mérite le nom d’Argos, deux jeunes Italiens à la vie familiale compliquée. Et Nero, le maigre chien. «Tu vois que c’est un chien, un mâle, facile à désosser : il suffirait d’un couteau qui coupe bien, ceux pour la viande.» C’est quand Nero manque brûler que la chronique tourne au roman noir. Parce que ceux qui ont voulu s’en débarrasser font un sale boulot, à se débarrasser en douce de déchets dangereux. Parce que, parmi les pompiers qu’a attirés l’incendie, il en est un qui comprend peu à peu la situation des témoins qui refusent de l’être, des habitants de la décharge qui nient vivre au milieu des ordures. Lorenzo veut les aider mais aucun ne souhaite consciemment ça, être aidé. «Dans les faits, lui aussi était en colère, un peu contre tous pour le moment, mais il savait qu’il serait bientôt amené à faire des choix», est-il écrit d’un jeune personnage. Un autre dit : «On trouve de tout dans cette décharge, comme à l’extérieur. Sauf qu’à l’extérieur, c’est pire. Et moi, à l’extérieur, je ne veux plus y retourner.» Les personnages sont à l’écart du monde corps et biens, corps et âme.
Il y a dans Corps à l’écart une scène particulièrement étonnante où un homme est soudain happé par «la Chose», par ce lieu de la décharge mouvant comme les sables du désert qui avalent un jeune compagnon de Lawrence d’Arabie dans le film de David Lean. «Parmi les choses qu’il fallait oublier, il y avait un cadavre dans la boue.» Le thérapeute qui suit le jeune visiter des véritables habitants en entend de belles : «En quelques jours, l’adolescent avait raconté qu’il était tombé dans un piège pour animaux, qu’il avait failli être écrasé par un bulldozer, qu’il avait été attaqué et griffé dans le cou par un mutant félin et qu’il venait juste d’assister à la disparition d’un homme robuste, absorbé par un magma indéterminé dans un lieu qu’il ne pouvait évidemment pas révéler.»L’adolescent a de l’imagination mais le roman est réaliste. Après la fin, viennent encore une bibliographie et un texte de huit pages, intitulé «les Faits», où Elisabetta Bucciarelli, articles de presse à l’appui, raconte les pérégrinations géographiques et juridiques du trafic de déchets dans l’Italie contemporaine (c’est ça, le boulot officiel de Tony Soprano, dans la série américaine, sa société s’occupe des ordures de la ville). La question de la responsabilité de chacun dans une situation pareille se pose implicitement tout au long du roman avant d’apparaître explicitement dans sa dernière phrase. «Nous sommes tous le déchet partiel ou total de quelqu’un.» Qui est mon déchet ? Comment je le traite ?
Mathieu LINDON

La versione originale, QUI.